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E£FUfi DES DEUX 1C0KDES«
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liances ont insensiblement fondues dans l'empire russe. Il avait la beauté du profil, l'imposante largeur des yeux, l'épaisseur des lèvres, la force un peu exagérée des muscles, tempérée par l'élé- gance des formes modernes. La civilisation avait allégé la puissance du colosse. Ce qui en restait conservait quelque chose d'étrange et de saisissant qui attirait et fixait les regards, même après la sur- prise et l'attention accaparées d'abord par le tsar en personne.
Le cheval monté par ce jeune homme s'impatientait de la lenteur du défilé; on eût dit que, ne comprenant rien à l'étiquette obser- vée, il voulait s'élancer en vainqueur dans la cité domptée, et fouler les vaincus sous son galop sauvage. Aussi son cavalier, craignant de lui voir rompre son rang et d'attirer sur lui un regard mécon- tent de ses supérieurs, le contenait-il avec un soin qui l'absorbait, et ne lui permettait guère de se rendre compte de l'accueil morne, douloureux, parfois menaçant de la population.
Le tsar, qui observait tout avec finesse et prudence, ne s'y mé- prenait pas, et ne réussissait pas à cacher entièrement ses appréhen- sions. La foule devenait si compacte, que, si elle se fût resserrée sur les vainqueurs (l'un d'eux l'a raconté textuellement), ils eussent été étouffés sans pouvoir faire usage de leurs armes. Cette foulée, volontaire ou non, n'eût pas fait le compte du principal triompha- teur. Il voulait entrer dans Paris comme l'ange sauveur des nations, c'est-à-dire comme le chef de la coalition européenne. Il avait tout préparé naïvement pour cette grande et cruelle comédie. La moindre émotion un peu vive du public pouvait faire manquer son plan de mise en scène.
Cette émotion faillit se produire par la faute du jeune cavalier que nous avons sommairement décrit. Dans un moment où sa mon- ture semblait s'apaiser, une jeune fille, poussée par l'aflluence ou entraînée par la curiosité, se trouva dépasser la ligne des gardes nationaux qui maintenaient l'ordre, c'est-à-dire le silence et la tris- tesse des spectateurs. Peut-être qu'un léger frôlement de son châle bleu ou de sa robe blanche effraya le cheval ombrageux ; il se cabra furieusement, un de ses genoux fièrement enlevés atteignit l'épaule de la Parisienne, qui chancela, et fut retenue par un groupe de fau- bouriens serrés derrière elle. Était-elle blessée ou seulement meur- trie? La consigne ne permettait pas au jeune Russe de s'airôter une demi-seconde pour s'en assurer : il escortait le tout-puissant tsar, il ne devait pas se retourner, il ne devait pas même voir» Pourtant il se retourna, il regarda, et il suivit des yeux aussi long- temps qu'il le put le groupe ému qu'il laissait derrière lui. La gri* sette, car ce n'était qu'une grisette, avait été enlevée par plusieurs paires de bras vigoureux; en un clin d'œil, elle avait été transportée dans un estaminet qui se trouvait là. La foule s'était instantanément
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resserrée sur le vide fait dans sa mcosse par l'incident rapide. Un in- stant, quelques exclamations de haine et de colère s'^étaient élevées, et, pour peu qu'on y eût répondu dans les rangs étrangers, Tindi- gnation se fût peut-être allumée comme une traînée de poudre. Le tsar, qui voyait et entendait tout sans perdre son vague et impla- cable sourire, n'eut pas besoin d'un geste pour contenir ses cohortes; on savait ses intentions. Aucune des personnes de sa suite ne pa- rut s'apercevoir des regards de menace qui embrasaient certaines physionomies. Quelques imprécations inarticulées, quelques poings énergîquement dressés, se perdirent dans l'éloignement. L'officier, cause involontaire de ce scandale, se flatta que ni le tsar, ni aucun de ses généraux n'en avait pris note ; mais le gouvernement russe a des yeux dans le dos. La note était prise : le tsar devait connaître le crime du jeune étourdi qui avait eu la coquetterie de choisir pour ce jour de triomphe la plus belle et la moins disciplinée de ses mon- tures de service. En outre il serait informé de l'expression de regret et de chagrin que le jeune homme n'avait pas eu l'expérience de dissimuler. Ceux qui firent ce rapport crurent aggraver la faute en donnant ce dernier renseignement. Ils se trompaient. Le choix du cheval indompté fut regardé comme punissable, le regret manifesté rentrait dans la comédie de sentiment dont les Parisiens devaient être touchés. L'inconvenance d'une émotion quelconque dans les rangs de l'escorte impériale ne fut donc pas prise en mauvaise part.
Quand le défilé ennemi déboucha sur le boulevard, la scène changea comme par magie.
A mesure qu'on avançait vers les quartiers riches , l'entente se faisait, l'étranger respirait ; puis tout à coup la fu^on se fit, non sans honte, mais sans scrupule. L'élément royaliste jetait le masque, et se précipitait dans les bras du vainqueur. L'émotion avait gagné h masse. On n'y songeait pas aux Bourbons, on n'y croyait pas en- core, on ne les connaissait pas; mais on aimait Alexandre, et les femmes sans cœur qui se jetaient sous ses pieds en lui demandant on roi ne furent ni repoussées, ni insultées par la garde nationale, qui regardait tristement, croyant qu'on remerciait simplement l'é- tranger de n'avoir pas saccagé Paris. Ils trouvaient cette reconnais- sance puérile et outrée; ils ne voyaient pas encore que cette joie folle applaudissait à rabaissement de la France.
Le jeune officier russe qui avait iailli compromettre toute la re- présentation de cette triste comédie, où tant d'acteurs jouaient un rôle de comparses sans savoir le mot de la pièce, essayait en vain de comprendre ce qu'il voyait à Paris, lui qui avait vu brûler Moscou, et qui avait compris I C'était un esprit aussi réfléchi que pouvaient le permettre l'éducation toute militaire qu'il avait reçue et l'époque agitée, vraiment terrible, où sa jeunesse se développait. U suppléait
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aux facultés de raisonnement philosophique qui lui manquaient par la subtile pénétration de sa race et la défiance cauteleuse de son milieu. Il avait vu et il voyait à deux années de distance les deux extrêmes du sentiment patriotique : le riche et industrieux Moscou brûlé par haine de l'étranger, dévoûment sauvage et su- blime qui l'avait frappé d'horreur et d'admiration, — le brillant et splendide Paris sacrifiant l'honneur à l'humanité, et regardant comme un devoir de sauver à tout prix la civilisation dont il est l'inépuisable source. Ce Russe était à beaucoup d'égards sauvage lui-même, et il se crut en droit de mépriser profondément Paris et la France.
Il ne se disait pas que Moscou ne s'était pas détruit de ses pro- pres mains, et que les peuples esclaves n'ont pas à être consultés; ils sont héroïques bon gré mal gré , et n'ont point à se vanter de leurs involontaires sacrifices. Il ne savait point que Paris n'avait pas été consulté pour se rendre, plus que Moscou pour être brûlé, que la France n'était que très relativement un peuple libre, qu'on spé- culait en haut lieu de ses destinées, et que la majorité des Parisiens eût été dès lors aussi héroïque qu'elle l'est de nos jours (1).
Pas plus que l'habitant de la France , l'étranger venu des rives du Tanaîs ne pénétrait dans le secret de l'histoire. Au moment de la brutalité de son cheval, il avait compris le Parisien du faubourg. 11 avait lu sur son front soucieux, dans ses yeux courroucés. Il s'é- tait dit : ce peuple a été trahi, vendu peut-être 1 En présence des honteuses sympathies de la noblesse, U ne comprenait plus. Il se disait : cette population est lâche. Au lieu de la caresser, notre tsar devrait la fouler aux pieds et lui cracher au visage.
Alors les sentimens humains et généreux se trouvant étouffés et comme avilis dans son cœur par le spectacle d'une lâcheté inouie, il se trouva lui-même en proie à l'enivrement des instincts sau- vages. Il $e dit que cette ville était riante et folle, que cette popu- lation était facile et corrompue, que les femmes qui venaient s'offrir et s'attacher elles-mêmes au char du vainqueur étaient de beaux troph(^es. Dès lors, tout au désir farouche, à la soif des jouissances, il traversa Paris, l'œil enflammé, la narine frémissante, et le cœur hautain.
Le tsar, refusant avec une modestie habile d'entrer aux Tuile- ries, alla aux Champs-Elysées passer la revue de sa magnifique ar- mée d'élite, donnant jusqu'au bout le spectacle à ces Parisiens avides de spectacles; après quoi, il se disposait à occuper l'hôtel de l'Elysée.
En ce moment, il eut à régler deux détails d'importance fort
(1) Janvier 1871.
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inégale. Le premier fut à propos d'un avis qu'on lui avait transmis pendant la revue : suivant ce faux avis, il n'y avait point de sécu- rité pour lui à rÉlysée, le palais était miné. On avait sur-le-champ dépêché vers M. de Talleyrand, qui avait offert son propre palais. Le tsar accepta, ravi de se trouver là au centre de ceux qui allaient lui livrer la France; puis il jeta les yeux sur l'autre avis concer- nant le jeune prince Mourzakine, qui s'était si mal comporté en traversant le faubourg Saint-Martin. — Qu'il aille loger où bon lui semblera, répondit le souverain, et qu'il y garde les arrêts pendant trois jours. — Puis, remontant à cheval avec son éta^t-major, il re- tourna à la place de la Concorde, d'où il se rendit à pied chez M. de Talleyrand. Ses soldats avaient reçu l'ordre de camper sur les places publiques. L'habitant, traité avec tant de courtoisie, ad- mirait avec stupeur ces belles troupes si bien disciplinées, qui ne prenaient possession que du pavé^de la ville et qui installaient là leurs cantines sans rien exiger en apparence. Le badaud de Paris admira, se réjouit, et s'imagina que l'invasion ne lui coûterait rien.
Quant au jeune officier attaché à l'état-major, exclus de l'hôtel où allait résider son empereur, il se crut radicalement disgracié, et il en cherchait la cause lorsque son oncle, le comte Ogokskoï, aide-de-camp du tsar, lui dit à voix basse en passant : — Tu as des ennemis auprès du père y mais ne crains rien. Il te connaît et il t'aime. C'est pour te préserver d'eux qu'il ^éloigne. Ne reparais pas de quelques jours, mais fais-moi savoir où tu demeures.
— Je n'en sais rien encore, répondit le jeune homme avec une résignation fataliste. Dieu y pourvoira !
Il avait à peine prononcé ces mots qu'un jockey de bonne mine se présenta, et lui remit le message suivant : « La marquise de Thièvre se rappelle avec plaisir qu'elle est par alliance parente du prince Mourzakine ; elle me charge de l'inviter à venir prendre son gîte à l'hôtel de Thièvre, et je joins mes instances aux siennes. »
Le billet était signé Marquis de Thièvre.
Mourzakine communiqua ce billet à son oncle, qui le lui rendit en souriant, et lui promit d'aller le voir aussitôt qu'il aurait un mo- ment de liberté. Mourzakine fit signe à son heîduque cosaque, et suivit le jockey, qui était bien monté, et qui les conduisit en peu d'instans à l'hôtel de Thièvre, au faubourg Saint-Germain.
Un bel hôtel, style Louis XIY, situé entre cour et jardin, jardin mystérieux étouffé sous de grands arbres, rez-de-chaussée élevé sur on perron seigneurial, larges entrées, tapis moelleux, salle à manger déjà richement servie, un salon très comfortable et de grande tournure, voilà ce que vit confusément Diomède Mour- zakine, car il s'appelait modestement de son petit nom Diomède^
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fils de Diùtnidey Diomid Diomiditch. Le marquis de Thièvrevînt à sa rencontre les bras ouverts. C'était un vilain petit homme de cin- quante ans, maigre, vif, Toeil très noir, le teint très blême, avec une perruque noire aussi, mais 4' un noir invraisemblable, un habit noir raide et serré, la culotte et les bas noirs, un jabot très blanc, rien qui ne fût crûment noir ou blanc dans sa mince personne : c'était une pie pour le plumage, le babil et la vivacité.
Il parla beaucoup, et de la manière la plus courtoise, la plus em- pressée. Mourzakine savait le (Vançais aussi bien que possible, c'est- à-dire qu'il le parlait avec plus d3 facilité que le russe proprement dit, car il était né dans la Petite-Russie et avait dû faire de grands efforts pour corriger son accent méridional ; mais ni en russe, ni en français, il n'était capable de bien comprendre une élocution aussi abondante et aussi précipitée que celle de son nouvel hôte, et, ne saisissant que quelques mots dans chacjue phrase, il lui répondit un peu au hasard. Il comprit seulement que le marquis se démenait pour établir leur parenté, et lui citait, en les estropiant d'une naa- nière indigne, les noms des personnes de sa famille qui avaient établi au temps de l'émigration française des relations, et par suite une alliance avec une demoiselle apparentée à la famille de M""^ de Thiëvre. Mourzakine n'avait aucune notion de cette alliance, et allait avouer ingénument qu'il la croyait au moins fort éloignée, quand la marquise entra, et lui fit un accueil moins loquace, mais non moins affectueux qu% son mari. La marquise était belle et jeune; ce détail effaça promptement les scrupules du prince russe. 11 feignit d'être parfaitement au courant, et ne se gêna point pour accepter le titre de cousin que lui donnait la marquise en ejûgeant qu'il l'ap- pelât n'a cousine, ce qu'il ne put faire sans biaiser un peu. Les rap- ports ainsi établis en (juelques minutes, le marquis le conduisit à un très bel appartement qui lui était destiné, et où il trouva son co- saque occupé à ouvrir sa valise en attendant l'arrivée de ses malles, qu'on était allé chercher. Le marquis mit en outre à sa disposition un vieux valet de chambre de confiance qui, ayant voyagé, avait retenu quelques mots d'allemand, et s'imaginait pouvoir s'entendre avec le cosaque, illusion naïve à laquelle il lui fallut promptement renoncer; mais, croyant avoir affaire à quelque prince régnant dans la personne de Mourzakine, le vieux serviteur resta debout derrière lui , suivant des ye^ix tous ses mouvemens et cherchant à deviner en quoi il pour^t lui être utile ou agréable.
A vrai dire, le Diomède barbare aurait eu grand besoin de son secours pour comprendre l'usage et l'importance des objets de luxe et de toilette mis à sa disposition. Il déboucha plusieurs flacons, re- culant avec méfiance devant les parfums les plus suaves, et cher- chant celui qui devait, selon lui, représenter le suprême bon ton,
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la vulgaire eau de Cologne. Il redouta les pâtes et les pommades d'une exquise fraîcheur, qui lui ficent l'effet d'être éventées, parce qa'il était habitué aux produits rancis de son bagage ambulant. Enfin, s*étant accommodé du mieux qu'il put pour faire disparaître la poussière de sa chevelure et de son brillant uniforme, il retour- nait au salon, lorsque, se voyant toujours suivi du domestique fran- çais, il se rappela qu'il avait un service à lui demander. 11 com- mença par lui demander son nom, à quoi le serviteur répondit simplement : Martin. — Eh bien! Martin, faites-moi le plaisir d'en- voyer une personne faubourg Saint-Martin, numéro,... je ne sais plus; c'est un petit café où l'on fume;... il y a des queues de billard peintes sur la devanture, c'est le plus proche du boulevard en arri- vant par le faubourg.
— On trouvera ça, répondit gravement Martin.
— Oui, il faut trouver ça, reprit le prince, et il faut s'informer d'une personne dont je ne sais pas le nom : une jeune fille de seize ou dix-sept ans, habillée de blanc et de bleu, assez jolie.
Martin ne put réprimer un sourire que Mourzakine comprit très vite. — Ce n'est pas une... fantaisie , continua-t-il. Mon cheval en passant a fait tomber cette personne; on l'a emportée dans le café : je veux savoir si elle est blessée, et lui faire temr mes excuses, ou un secours, si elle en a besoin.
C'était parler en prince. Martin, redevenu sérieux, s'inclina pro- fondément, et se disposa à obéir sans retard.
M. de Thièvre, après avoir été un des satisfaits de l'empire par i!a restitution de ses biens après l'émigration de sa famille, était un des mécontens de la fin. Avide d'honneurs et d'influence, il avait sollicité une place importante qu'il n'avait pas obtenue, parce qu'en se précipitant les événemens désastreux n'avaient pas permis de contenter tout le monde. Initié aux efforts des royalistes pour amener par surprise une restauration royale, il s'était jeté avec ardeur dans l'entreprise, et il était de ceux qui avaient fait aux alliés l'accueil que l'on sait. Il devait à sa femme l'heureuse idée d'offrir sa maison au premier Russe tant soit peu important dont il pourrait s'emparer. La marquise, à pied, aux Champs-Elysées, avait été admirer la revue. Elle avait été frappée de la belle taille et de la belle figure de Mourzakine. Elle avait réussi à savoir son nom, et ce nom ne lui était pas inconnu; elle avait réellement une parente mariée en Russie qui lui avait écrit quelquefois, qui s'ap- pelait Mourzakine, et qui était ou pouvait être parente du jeune prince. Du moment qu'il était prince, il n'y avait aucun inconvé- nient à réclamer la parenté, et du moment qu'il était un des plus beaux hommes de l'armée, il n'y avait rien de désagréable à l'avoir pour hôte.
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La marquise avait vingt-deux ans; elle était blanche et blonde, un peu grosse pour le costume étriqué que Ton portait alors, mais assez grande pour conserver une réelle élégance de formes et d'al- lures. Elle ne pouvait souffrir son petit mari, ce qui ne Tempéchait pas de s'entendre avec lui parfaitement pour tirer de toute situa- tion donnée le meilleur parti possible. Légère pourtant et très dis- sipée, elle portait dans son ambition et dans ses convoitises d'ar- gent une frivolité absolue. Il ne s'agissait pas pour elle d'intriguer habilement pour assurer une fortune aux enfans qu'elle n'avait pas ou à la vieillesse qu'elle ne voulait pas prévoir. Il s'agissait de plaire pour passer agréablement la vie, de mener grand train et de pouvoir faire des dettes sans trop d'inquiétude, enfin de prendre rang à une cour quelconque, pourvu qu'on y pût étaler un grand luxe et y placer sa beauté sur un piédestal élevé au-dessus de la foifle.
Eli '*'** '* nas de noble race, elle avait apporté sa brillante jeu- nesse avt " u osse fortune à un époux peu séduisant, unique- ment pour être i.jarquise, et il n'eût pas fallu lui demander pour- quoi elle tenait tanw à u* itre, elle n'en savait rien. Elle avait assez d'esprit pour le babil ; son intelligence pour le raisonnement était nulle. Toujours en l'air, toujours occupée de caquets et de toilettes, elle n'avait qu'une idée : surpasser les autres femmes, être au moins une des plus remarquées.
Avec ce goût pour le bruit et le clinquant, il eût été bien dilBcile qu'elle ne fût pas fortement engouée du militaire en général. Un temps n'était pas bien loin où elle avait été fière de valser avec les beaux officiers de l'empire; elle avait eu du regret lorsque son mari lui avait prescrit de bouder l'empire. Elle était donc ivre de joie en voyant surgir une armée nouvelle avec des plumets, des titres, des galons et des noms nouveaux; toute cette ivresse était à la surface, le cœur ou les sens n'y jouaient qu'un rôle secondaire. La marquise était sage, c'est-à-dire qu'elle n'avait jamais eu d'amant; elle était comme habituée à se sentir éprise de tous les hommes capables de plaire, mais sans en aimer assez un seul pour s'engager à n'aimer que lui. Elle eût pu être une femme galante, car ses sens parlaient quelquefois malgré elle; mais ell t n'eût pas eu le courage de ses passions, et un grand fonds d'égoïsme l'avait préservée de tout ce qui peut engager et compromettre. s
Elle reçut donc Mourzakine avec autant de satisfaction que d'imprévoyance. — Je l'aimerai, je l'aime, se disait-elle dès le pre- mier jour; mais c'est un oiseau de passage, et il ne faudra pas l'aimer trop. Ne pas trop aimer lui avait toujours été plus ou moins facile ; elle ne s'était jamais trouvée aux prises avec une volonté bien persistante en fait d'amour. Le Français de ce temps-là n'avait
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point passé par le romantisme; il se ressentait plus qu'on ne pense des mœurs légères du directoire, lesquelles n'étaient elles-mêmes qu'un retour aux mœurs de la régence. La vie d'aventures et de conquêtes avait ajouté à cette disposition au sensualisme quelque chose de brutal et de pressé qui ne rendait pas l'homme bien dan- gereux pour la femme prudente. Dans les temps de grandes préoc- cupations guerrières et sociales, il n'y a pas beaucoup de place pour les passions profondes, non plus que pour les tendresses pro- longées.
Bien ne ressemblait moins à un Français qu'un Russe de cette époque. C'est à cause de leur facilité à parler notre langue, à se plier à nos usages, qu'on les appela chez nous les Français du nord; mais jamais l'identification ne fut plus lointaine et plus impossible. Ils ne pckivaient prendre de nous que ce qui nous faisait le moins d'honneur alors, l'amabilité.
Hourzakine n'était pourtant pas un vrai Russe. Géorgien d'ori- gine, peut-être Kurde ou Persan en remontant plus haut, Moscovite d'éducation, il n'avait jamais vu Pétersbourg, et ne se trouvait que par les hasards de la guerre et la protection de son oncle Ogokskoî placé sous les yeux du tsar. Sans la guerre, privé de fortune comme il l'était, il eût végété dans d'obscurs et pénibles emplois militaires aux frontières asiatiques, à moins que, comme il en avait été tenté quelquefois dans son adolescence , il n'eût franchi cette frontière pour se jeter dans la vie d*héroîques aventures de ses aïeux indé- pendans; mais il s'était distingué à la bataille de la Moskowa, et plus tard II s'était battu comme un lion sous les yeux du maître. Dès lors, il lui appartenait corps et âme. 11 était bien et dûment baptisé Russe par le sang français qu'il avait versé; il était rivé à jamais, kii et sa postérité, au joug de ce qu'on appelle en Russie la civili- sation, c'est-à-dire le culte aveugle de la puissance absolue. 11 faut monter plus haut que ne le pouvait faire Mourzakine pour dispo- ser de cette puissance par le fer ou le poison.
Sa volonté, à lui, ne pouvait s'exercer que sur sa propre desti- née; mais qu'elles sont tenaces et patientes, ces énergies qui con- sistent à écraser les plus faibles pour se rattacher aux plus forts I C'est toute la science de la vie chez les Russes; mais c'est une science ifiCompaUble avec notre caractère et nos habitudes. Nous savons __ bien aussi plier déplorablement sous les maîtres; mais nous nous lassons d'eux avec une merveilleuse facilité, et, quand la mesure est comble, nous sacrifions nos intérêts personnels au besoin de re- prendre possession de nous-mêmes (1).
(i) Tonrguénef, qui connaît bien la France, a créé en maître le personnage du Russe intelligent, qui ne peut rien être en Russie parce quil a la nature du Français. Rellsex loa dernières pages de Tadmirable roman : Dimitri Roudine.
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Beau comme il Tétait, Dîomède Mourzakîne avait en partout de faciles succès auprès des femmes de toute classe et de tout pays. Trop prudent pour produire sa fatuité au grand jour, il la nourris- sait en lui secrète, énorme. Dès le premier coup d^œil, il couva sensuellement des yeux la belle marquise comme une proie qui lui était dévolue. Il comprit en une heure qu'elle n'aimait pas son mari , qu'elle n'était pas dévote, la dévotion de commande n'était pas encore à l'ordre du jour, qu'elle était très vivante, nullement prude, et qu'il lui plaisait irrésistiblement. 11 ne fit donc pas grand frais le premier jour, s'imaginant qu'il lui suffisait de se nwntrer pour être heureux à bref délai.
Il ne savait pas du tout ce que c'est qu'une Française coquette et ce qu'il y a de résistance dans son abandon apparent. Horrible- ment fatigué, il fit des vœux sincères pour n*étre pas troublé la première nuit, et ce fut avec surprise qu'il s'éveilla le lendemain sans qu'aucun mouvement furtif eût troublé le silence de son ap- partement. La première personne qui vint à son coup de sonnette fut le ponctuel Martin, qui, ne sachant quel titre lui donner, le traita d'excellence à tout hasard. — J'ai fait moi-même la commis- sion, lui dit-il, j'ai pris un fiacre, je me suis rendu au faubourg Saint-Martin, j'ai trouvé l'estaminet.
— Lesta... Comment dites-vous?
— Ces cafés de petites gens s'appellent des estaminets. On y fume et on joue au billard.
— C'est bien, merci. Après?
— Je me suis informé de l'accident. Il n'y avait rien de grave. La petite personne n'a pas eu de mal ; on lui a fait boire un peu de liqueur, et elle a pu remonter chez elle, car elle demeure précbé- ment dans la maison.
— Vous eussiez dû monter la voir. Cela m'eût fait plaisir.
— Je n'y ai pas manqué, excellence. Je suis monté... Ahl bien haut, un affreux escalier. J'ai trouvé la... d ^moîselle, une petite grisette, occupée à repasser ses nippes. Je Tai informée des bontés que le prince Mourzakine daigne avoir pour elle.
— Et qu'a-t-elle répondu?
— Une chose très plaisante. Dites à ce prince que j * le remercie, que je n'ai besoin de rien, mais que je voudrais le voir.
— J'irais volontiers, si je n'étais retenu...
Mourzakine allait dire aux arrêts; mais il ne juRea pas utile d'initier Martin à cette circonstance, et d'ailleui-s Martin ne lui en donna pas le temps. — Votre excellence, s'écria-t-il, ne peut pas aller dans ce taudis, et il ne serait peut-être pas prndeiit encore de parcourir ces bas cpiartiers. D'ailleurs votre excellenctî n'a pas à répondre à une aussi sotte demande. Moi, je n'ai pas répondu.
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— Il faudrait pourtant répondre, dit Momzakine, comme frappé d'une idée subite : n*a~t-elle pas dit qu'elle me ccmnaissaît?
— Elle a précisément dit qu'elle connaissait votre excellence. J'ai pris ça pour une bill.5vesée.
Un antre domestique vint dire au prince que la marquise l'at- tendait au salon, il s'y rendit fort préoccupé. — C'est singulier, se dissût-il en traversant les vastes appartemens, lorsque cette jeune fille s'est approchée imprudemment de mon cheval, sa figure m'a frappé, comme si c'était une personne de connaissance qui allait m'appeler par mon nom I Et puis, l'accident arrivé, je n'ai plus songé qu'à l'accident; mais à présent je revois sa figure, je la revois ailleurs, je la cherche, elle me cause même une certaine émotion...
Quand il entra au salon, il n'avait pas trouvé, et il oublia tout en présence de la belle marquise. — Venez, cousin! lui dit-elle, dites-moi d'abord comment vous avez passé la nuit.
— Beaucoup trop bien, répondit ingénument le prince barbare, en baisant beaucoup trop tendrement la main blanche et potelée qu'on lui présentait.
— Comment peut-on dormir trop bien? lui dit-elle en fixant sur lui ses yeux bleus étonnés.
11 ne crut pas à son étonnement, et répondit quelque chose de tendre et de grossier qui la fit rougir jusqu'aux oreilles; mais elle ne se déconcerta pas, et lui dit avec assurance : — Mon cousin, vous parlez très bien notre langue, mais vous ne saisissez peut-êti-e pas très bien les nuances. Cela viendra vite, vous êtes si intelligens, vous autres étrangers! Il faudra, pendant quelques jours, parler avec circonspection ; je vous dis cela en amie, en bonne parente. Moi, je ne me fâche de rien; mais une autre à ma place vous eût pris pour un impertinent.
Le fils de Diomède mordit sa lèvre vermeille, et s'aperçut de sa sottise. Il fallait y mettre plus de temps et prendre plus de peine. 11 s'en tira par un regard suppliant et un soupir étouffé. Ce n'était pas grand'c hose; mais sa physionomie exprimait si bien l'espoir déçu et le désir persistant, que M"** de Thièvre en fut troublée et n'eut pas le courage d'insister sur la leçon qu'elle venait de lui donner.
Elle lui parla politique. Le marquis avait été la veille aux infor- mations, de dix heures du soir à minuit. 11 avait pu pénétrer à l'hôtol Talleyrand; elle n'ajouta pas qu'il s'était tenu dans les an- tichambres avec nombre de royalistes de second ordre pour saisir les nouvelles au passage, mais elle croyait savoir que le tsar n'é- tait pas exposé à Tidée d'une restauration de l'ancienne dy- nastie.
La chose était parfaitement indifférente à Mourzakine. Il avait
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d'ailleurs ouï dire à son oncle que le tsar faisait fort peu de cas des Bourbons, et il ne pensait pas du tout qu'il en vint à les soutenir; mais, pour ne pas choquer les opinions de son hôtesse, il prit le parti de la questionner sur ces Bourbons dont elle-même ne savait presque rien, tant la conception de leur rétablissement était nou- velle. La conversation languissait, lorsqu'il s'imagina de lui parler des modes françaises, de lui faire compliment sur sa toilette du ma- tin et de la questionner sur le costume des différentes classes de la société de Paris.
Elle était experte en ces matières, et consentit à l'éclairer. — A Paris, lui dit-elle, il n'y a pas de costume propre à une classe plutôt qu'à une autre : toute femme qui a le moyen de payer un chapeau porte un chapeau dans la rue, tout homme qui peut se procurer des bottes et un habit a le droit de les porter. Vous ne reconnaîtrez pas toujours au premier coup d'œil un domestique de son maître, quel- quefois le valet de chambre qui vous annoncera dans une maison sera mieux mis que le maître de la maison; c'est à la physionomie, c'est au regard surtout qu'il faut s'attacher pour bien spéciGer l'é- tat ou le rang des per^nnes. Un parvenu n'aura jamais l'aisance et la dignité d'un vrai grand seigneur, fût-il chamarré de broderies et de décorations; une grisette aura beau s'endimancher, elle ne sera jamais prise par une bourgeoise pour sa pareille, et il en sera de même pour nous, femmes du grand monde, d'une bourgeoise couverte de diamans et habillée plus richement que nous.
— Fort bien, dit Mourzakine, je vois qu'il faut du tact y une grande science du tact! Mais vous avez parlé de grisettes, et je connais ce mot-là. J'ai lu des romans français où il en était question. Qu'est-ce que c'est au juste qu'une grisette de Paris? J*ai cru longtemps que c'était une classe de jeunes filles habillées en gris.
— Je ne sais pas l'étymologie de ce nom, répondit M"* de Thiè- vre, leur costume est de toutes les couleurs, peut-être le mot vient- il du genre d'émotion qu'elles procurent.
— Ah ah! j'entends! grisette! l'ivresse d'un moment! elles ne font point de passions?
— Ou bien encore...; mais je ne sais pas, les honnêtes femmes ne peuvent pas renseigner sur cette sorte de créatures.
— Pourtant la définition du costume entraînerait celle de la si- tuation : appelle-t-on grisettes toutes les jeunes ouvrières de Paris?
— Je ne crois pas! l'épithète ne s'applique qu'à celles qui ont des mœurs légères. Ah çà! pourquoi me faites-vous cette question- là avec tant d'insistance ? On dirait que vous êtes curieux des sottes aventures que Paris offre à bon marché aux nonveau-venus?
Il y avait du dépit et même une jalousie brutalement ingénue dans l'accent de M""* de Thiëvre. Hourzakme en prit note, et se bâta
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de la rassurer en lui racontant succinctement son aventure de la veille et en lui avouant qu'il était aux arrêts pour ce fetit à Tbôtei de Thîèvre. — C'est, ajouta-t-il, parce que votre valet de chambre, en désignant la cause de ma disgrâce, s'est servi du mot frisette que je tenais à savoir ce que ce pouvait être.
— Ce n'est pas grand'chose, rq)rit la marquise. Il faut lai en- voyer un louis d'or, et tout sera dit.
— Il parait qu'elle ne veut rien, dit Mourzakine, qui crut inutile d'ajouter que la grisette demandait à le voir.
— Alors c'est qu'elle est richement entretenue, répliqua la mar- quise.
— Richement, non! pensa Mourzakine, puisqu'elle demeure dans un taudis et repasse ses nippes elle-même. Où donc ai-je déjà vu cette jolie petite /içure chiffonnée?
Mourzakine pensait plus volontiers en français qu'en russe, sur- tout depuis qu'il était en France; c'est ce qui fait qu'il pensait sou- vent de travers, faute de bien approprier les mots aux idées. Figure chliTonnée était un mot du temps, qui s'appliquait alors à une petite laideur agréable ou agaçante. La grisette en question n'avait pas du tout cette figure-là. Pâle et menue, sans éclat et sans ampleur, elle avait une harmonie et une délicatesse de lignes qui ne pouvaient pas constituer la grande beauté classique, c'était le joli exquis et complet. La taille était à l'avenant du visage i et en y réfléchissant Mourzakine se reprit intérieurement. — Non pas chiffonnée, se dit-il, jolie, très jolie I Pauvre, et ne voulant rien I
— A quoi songez-vous? lui demanda la marquise.
— Il m'est impossible de vous le dire, répliqua effrontément le jeune prince.
— Ah! vous pensez à cette grisette?
— Vous ne le croyez pas! mais vous m'avez si bien rembarré tout à l'heure ! vous n'avez plus le droit de m'interroger.
Il accompagna cette réponse d'un regard si langoureusement pé- nétrant, que la marquise rougit de nouveau et se dit en elle-même ; — 11 est entêté, il faudra prendre garde !
Le marquis vint les interrompre. — Flore, dit-il à sa femme, vous saurez une bonne nouvelle. Il a été décidé hier soir à la rue Saint-^Florentin (manière de désigner l'hôtel Talleyrand où résidait le tsar) qu'on ne traiterait de la paix ni avec Buonaparte^ ni avec aucun membre de sa famille. C'est M. Dessoles qui vient de me l'apprendre. Ordonnez qu'on nous fasse vite déjeuner; nous nous réunissons à midi pour rédiger et porter une adresse à l'empereur de Russie. Il faut bien formuler ce que l'on désire, et l'appel au retour des Bourbons n'a encore eu lieu qu'en petit comité. Prince
Ton xcui. — 1871. 2
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Hourzakine , vous devez avoir une grande influence à la cour du gzavy vous parlerez pour nous, pour notre roi légitime !
— Soyez tranquille, notre cousin est avec nous, répondit M"** de Thiëvre en passant son bras sous celui de Mourzakine. Allons dé- jeuner.
— Inutile, dit-elle tout bas au prince en se rendant à la salle à manger, de dire au marquis que vous êtes pour le moment en froid avec votre empereur. Il s'en tourmenterait...
— Vous vous appelez Flore I dit Mourzakine d'un air enivré en pressant contre sa poitrine le bras de la marquise.
— Eh bien I oui, je m'appelle Flore I ce n'est pas ma faute.
— Ne vous ftn défendez pas, c'est un nom délicieux, et qui vous va si bien 1
11 s'assit auprès d'elle en se disant : — Flore 1 c'était le nom de la petite chienne de ma grand'mère. C'est singulier qu'en France ce soit un nom distingué I Peut-être que le marquis s'appelle Fidèle^ comme le chien de mon grand-oncle !
Le temps n'était pas encore venu où toutes les jeunes filles bien nées devaient se nommer Marie. La marquise datait des temps païens de la révolution et du directoire. Elle ne rougissait pas encore de porter le nom de la déesse des fleurs. Ce ne fut qu'en 1816 qu'elle signa son autre prénom Elisabeth, jusque-là relégué au second plan.
Le marquis, tout plein de son sujet, entretint loquacement sa femme et Mourzakine de ses espérances politiques. Le Russe admira la prodigieuse facilité avec laquelle ce petit homme parlait, man- geait et gesticulait en même temps. Il se demanda s'il lui restait, au milieu d'une telle dépense de vitalité, la faculté de voir ce qui se passait entre sa femme et lui. A cet égard, le cerveau du marquis lui apparut à l'état de vacuité ou d'impuissance complète, et, pour aider à cette bienfaisante disposition, il promit de s'intéresser à la cause des Bourbons, dont il se souciait moins que d'un verre de vin, et à laquelle il ne pouvait absolument rien, n'étant pas un aussi grand personnage qu'il plaisait à son cousin le marquis de se l'ima- giner.
Celui-ci, ayant engouffré une quantité invraisemblable de vic- tuailles dans son petit corps, venait de demander sa voiture, lorsqu'on annonça le comte OgokskoL — C'est mon oncle, aide-de-camp du tsar, dit Mourzakine; me permettez-vous de vous le présenter?
— Aide-de-camp du gzar? Nous irons ensemble à sa rencontret s'écria le marquis, enchanté de pouvoir établir des relations avec un serviteur direct du maître. — Il oubliait, l'habile homme, que le rôle des sen'iteurs d'un grand prince est de ne jamais vouloir que ce que veut le prince avant de les consulter.
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FRANGIA. 19
Le comte Ogokskoî avait été un des beaux hommes de la cour de Russie» et, quoique brave et instruit, étant né sans fortune, il n'a- vait dû la sienne qa'k la protection des femmes. La protection, de quelque part qu'elle vînt, était à cette époque la condition in- dispensable de toute destinée pour la noblesse pauvre en Russie. Ogokskoî avait été protégé par le beau sexe, Mourzakine était pro- tégé par son oncle; on avait du mérite personnel si on pouvait, mais il fallait pour obtenir quelque chose ne pas c(Hnmencer exclu- sivement par le mériter. Le temps était proche où la monarchie française profiterait de cet exemple, qui rend l'art de gouverner si facile.
Ogokskoî n'était plus beau. Les fatigues et les anxiétés de la ser- vitude avaient dégarni son front, altéré ses dents, flétri son vi- sage. Il avait dépassé notablement, disait-on, la cinquantdne, et il aurait pris du ventre, si l'habitude qu'ont les officiers russes de se serrer cruellement les flancs à grand renfort de ceinture n'eût forcé l'abdomen à se réfugier dans la région de l'estomac. 11 avait donc le buste énorme et la tête petite, disproportion que rendait plus sensible l'absence de chevelure sur un crâne déprimé. 11 avait en revanche plus de croix sur la poitrine que de cheveux au front; mais, si sa haute position lui assurait le privilège d'être bien accueilli dans les familles, elle ne le préservait pas d'une baisse considérable dans ses succès auprès des femmes. Ses passions, restées vives, n*ayant plus le don de se faire partager, avaient empreint d'une tristesse hautaine la physionomie et toute l'attitude du person- nage.
Il se présenta avec une grande science des bonnes manières. On eût dit qu'il avait passé sa vie en France dans le meilleur monde» telle fut du moins l'opinion de la marquise. Un observateur moins prévenu eût remarqué que le trop est ennemi du bien, que le comte parlait trop grammaticalement le français, qu'il employait trop ri- goureusement l'imparfait du subjonctif et le prétérit défini, qu'il avait une grâce trop ponctuelle et une amabilité trop mécanique. Il remercia vivement la marquise des bontés qu'elle avait pour son neveu, et aflecta de le traiter devant elle comme un enfant qae l'on aime et que l'on ne p:*end pas au sérieux. Il le plaisanta même avec bienveillance sur son aventure de la veille, disant qu'il était dange- reux de regarder les Françaises, et que, quanta lui, il craignait plus certains yeux que les canons chargés à mitraille. En parlant ainsi, il^regarda la marquise, qui le remercia par un sourire.
Le marquis implora vivement son appui politique, et plaida si chaudement la cause des Bourbons, quel'aide-de-camp d'Alexandre ne put cacher sa surprise. — Il est donc vrai, monsieur le marquis, lui dit-il, que ces prifices ont laissé d'heureux souvenirs en France ?
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Il n'en fut pas de même chez nous lorsque le comte d'Artois vint im- plorer la protection <